Après avoir exploré de nouveaux genres avec plus ou moins de succès, Millar revient avec un concept proche de celui d'Authority, série qui l'a fait connaître du grand public. Et, justement, il est accompagné par Frank Quitely qui illustrait déjà Authority à ses côtés. Quand on sait à quel point leur première collaboration a marqué, on est en droit d'espérer beaucoup. Et, pour une fois, Millar se montre à la hauteur des attentes.
L'action commence en 1932. Une bande d'aventuriers menée par un leader charismatique part à la recherche d'une île mystérieuse. En six pages seulement, Millar insuffle l'esprit des romans d'aventure. Un mystère, de vaillants héros animés par de nobles motivations, une quête qui les emmène explorer des territoires inconnus... Tous les ingrédients sont là et le charme opère, au point que l'on se demande pourquoi on ne retrouve pas plus souvent la saveur des romans de Jules Verne et consorts dans les comics contemporains. La septième page présente une star à la tenue vulgaire posant devant une horde de caméramen. Le contraste est violent et la scène suivante confirme le changement de ton avec un échange sordide entre des personnages franchement immoraux dans un night club interlope. Le rapport entre les deux séquences ? Les aventuriers des années 30 sont devenus des super-héros et ont eu des enfants. Et le lecteur découvre sans transition deux générations, deux époques, deux systèmes de valeurs fondamentalement opposés. Un choc entre ces deux visions du monde se prépare.
Jupiter's Legacy aborde de nombreux thèmes et les exploite avec intelligence. C'est tout d'abord une violente critique de notre société individualiste où la célébrité prime sur le bien commun. Et si les surhommes y sont décrits comme égoïstes, débauchés, corrompus et instables, ils sont à l'image de l'époque dans laquelle ils évoluent. Même les valeurs que l'on nous montre comme positives aujourd'hui aujourd'hui sont moquées. Millar n'hésite pas à étriler une héroïne pacifiste et végétarienne qui participe à des oeuvres caritatives à travers les commentaires acerbes de son frère ou via ses excès (drogue, mauvaises fréquentations...).
Mais Millar n'idéalise pas les héros du passé pour autant : le parangon de vertu que représente la figure héroïque Utopian, incorruptible et d'une moralité sans faille, se montre autoritaire, intransigeant et père castrateur. Et c'est même cette attitude qui est au moins en partie responsable de la dérive de ses enfants. Relation père-fils et conflit de générations sont au centre de ce premier volume. En ne prenant pas ouvertement parti, l'auteur écossais évite le piège du manichéisme et de la leçon de morale. C'est un récit mature comme il ne nous en avait pas proposé depuis des années, dénonçant la corruption qu'engendre le pouvoir, dans la digne lignée d'Authority.
D'ailleurs, la comparaison avec The Authority est valable à plusieurs niveaux : qualité d'écriture, personnages ambigus, enjeux politiques et ultraviolence. Mais Millar s'y montre plus subtil, cherchant moins à provoquer qu'à proposer une oeuvre sans concession, allant jusqu'au bout de sa logique. L'engrenage infernal trouve son aboutissement dans la première partie du récit. Le second acte, reflet inversé du premier, montre les conséquences des choix des protagonistes et s'oriente vers un récit plus classique, moins dérangeant. Le tome s'achève avec la promesse d'une suite riche en action.
Après avoir placé si haut la barre, Millar risque de décevoir dans la suite s'il ne reprend pas les enjeux philosophiques, politiques et moraux du premier volume pour se contenter d'un affrontement manichéen. Après des années d'errements, il accouche enfin de l'oeuvre dont le Millarworld avait besoin, un rappel de son immense talent, un retour aux sources salvateur. Jupiter's Legacy s'inscrit dans le sillon de Squadron Supreme et de Watchmen qui mettaient en garde le danger que représentaient les héros. Espérons qu'il saura trouver une conclusion aussi satisfaisante que ses prédécesseurs.
En tout cas, il a pris ses précautions pour faire de son comic book une réussite en confiant la partie graphique à son complice Frank Quitely. Celui-ci fournit une prestation sans faute. Le cadrage sobre (le dessinateur s'accorde tout juste quelques splash pages) s'avère très efficace. Sans esbroufe qui vienne la lecture, les planches servent parfaitement le récit. Le trait est fin et détaillé mais les cases restent parfaitement lisibles. On sent que Quitely maîtrise parfaitement son art, que ce soit dans la posture des personnages, leurs expressions faciales, le respect de l'anatomie ou encore les décors. Bref, c'est un vrai régal d'admirer ses dessins racés et élégants. Véritable réussite, la partie graphique est au diapason du scénario.
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