Scénariste : SETH
Illustrateur : SETH
Coloriste : SETH

Clyde Fans est une entreprise de ventilateurs électriques en déclin tenue par deux frères que tout oppose. Une histoire familiale et une réflexion sur le sens de la modernité proche de l’autofiction.
L’action se déroule dans un immeuble de Toronto, dans les années 1950, et dans les années 1970, au moment où l’entreprise fait faillite. Le récit mélange le parcours familial des frères Matchcard, abandonnés par leur père lorsqu’ils étaient enfants et dont la mère est sur le point de décéder, ainsi que le déclin de leur entreprise de ventilateurs devant l’avènement de l’air conditionné

Pas d'avis pour le moment.

   

C’est toujours un événement que la publication d’une nouvelle œuvre de l’auteur canadien Seth en France, et ça l’est sûrement encore plus pour celle-ci en particulier. Clyde Fans est le monument d’une carrière puisqu’il s’agit d’un travail qui a débuté il y a une vingtaine pour Seth, et qui ne l’a jamais lâché, à travers les hauts et les bas, jusqu’à sa publication enfin, en 2019. Après La vie est belle malgré tout, ou encore George Sprott, c’est à nouveau les éditions Delcourt qui nous proposent ce bijou, dans un très beau format, plus petit que la moyenne, placé dans un joli coffret faisant la promotion de l’œuvre et rappelant l’aspect commercial, contexte à l’histoire. Nous voilà donc face à 500 pages à travers lesquelles Seth nous offre une formation exhaustive sur la vente de ventilateurs. Ou presque. 

   

Abraham « Abe » Matchcard est un vendeur de ventilateurs à la retraite, anciennement à la tête de l’entreprise Clyde Fans. Fans, veut dire ventilateur en anglais. Clyde, c’est le prénom de son père qui a fondé la société. Pourquoi son prénom ? Parce que « Dans Matchcard on entend match. Ou Cards. Ou les deux. Mais pas ventilateurs. Dans Clyde Fans… On entend fans. ». Une croix qu’Abe devra porter avec lui toute sa vie, mais on y reviendra. Nous suivons Abe dans sa routine journalière, à errer entre les murs d’une société et d’une maison à l’abandon, alors qu’il s’adresse à nous pour nous conter son histoire. C’est toujours un sentiment particulier lorsqu’un personnage s’adresse directement au lecteur, un lien se noue de manière quasiment automatique, d’autant plus lorsqu’il s’agit, comme ici, d’une personne âgée solitaire dont le discours est empli de nostalgie, de mélancolie et sans doute de regrets. Seth, par l’intermédiaire de ce personnage miroir, évoque l’évolution de son Canada, de son industrie, de ses commerces, de ses villes, de ses paysages ; de la vie d’avant, en somme. Le temps qui s’écoule et qui emporte tout avec lui. On est déjà là au cœur de la thématique de Seth, mais ce n’est pour l’instant que la partie émergée de l’iceberg. Nous sommes en 1997, et l’auteur nous raconte la fin. La fin de son histoire et la fin de celle de ses personnages, avant de nous faire remonter dans le temps, époque après époque. Un outil narratif servant à nous montrer comment les choses ont évolué, changé, comment nous avons bien pu en arriver là. 

   

Si Abraham Matchcard est le visage de la société de son père, et celui qui la fait tourner, il n’est pas le seul à en avoir hérité. C’est aussi le cas de son frère, Simon. Mais si Abe s’en sortira dans la vente, Simon n’est pas du tout fait pour cela. Il en aura la preuve définitive lors d’un déplacement professionnel pour démarchage en 1957, duquel il reviendra bredouille et qui le marquera à vie. Il nous marquera aussi, parce que comment ne pas être touché par ce personnage et les situations qu’il vivra, racontées avec une telle justesse et une telle sensibilité. Il en reviendra bredouille en ventes, certes, mais il y trouvera autre chose, de bien plus important encore. Clyde Fans est une affaire de famille, dans tous les sens du terme. Leur père ne leur a pas vraiment légué la société, il a tout simplement disparu du jour au lendemain, les a abandonnés, eux et leur mère. Et chacun gère ce traumatisme à sa manière, chacun choisit son mécanisme de coping. Abraham va, malgré tout, vouloir faire la fierté de son père et reprendre son œuvre, son travail d’une vie. Il va s’y accrocher quoiqu’il lui en coûte. Simon aussi va essayer de suivre, de s’accrocher à ce bout de son père encore tangible, encore réel, mais avec moins de succès. Seth nous présente des portraits complexes et ambivalents, une relation fraternelle compliquée, un passé comme une épée de Damoclès, des sentiments refoulés et des non-dits portés à travers les décennies, comme toute famille qui se respecte. Simon se réfugiera dans la solitude et les choses qu’il aime, ces cartes postales étranges avec d’énormes animaux dessus. Abraham ne vivra que des relations dysfonctionnelles et finira avec des regrets et une haine inextinguible à l’égard de son père : « Dans Clyde Fans, j’entends surtout le prénom de ce connard. ». Et la mère dans tout ça ? Un sujet de dissension en plus, un autre destin brisé dans cette tragédie familiale.

 


À travers l’histoire de cette famille de vendeurs de ventilateurs, Seth signe un roman graphique d’une beauté, d’une mélancolie et d’une profondeur absolues. Il nous amène au plus proche des personnages, dans toutes les scènes, nous fait ressentir tout ce qu’il souhaite, comme il le souhaite. Nous suivons les personnages dans des actions et des déplacements tout ce qu’il y a de plus commun mais remplis de sens, nous ressentons le poids de la claustrophobie et de la solitude d’Abraham qui erre entre des pièces qui n’ont plus connu de vie depuis longtemps, nous compatissons pour Simon lorsqu’il va de rejet en rejet, angoissé et abattu au plus haut point. Nous nous figurons du poids des âges et de l’héritage que nous laissons lorsqu’un inventaire exhaustif est fait de toutes les bricoles laissées derrière par la mère de famille. Nous ressentons le vent de liberté d’un Simon qui vole de ses propres ailes vers sa paix intérieure. Seth adapte à la perfection son style de narration et le rythme de celle-ci pour servir au mieux son discours et toucher ses lecteurs. Des gros plans, des vues subjectives, de la répétition, des doubles planches de paysages uniquement, du quadrillage détaillé, il se renouvelle et innove et signe une vraie démonstration. Son trait évolue forcément au fil du récit (on rappelle qu’il a été réalisé sur un vingt ans.) mais nous le remarquons à peine tellement l’ensemble est fluide et retranscrit également une évolution dans l’histoire et pour les personnages. La bichromie de gris et de bleu forme l’épine dorsale de cette ambiance si spéciale imprimée à l’œuvre, pleine de mélancolie, mais d’une irrésistible poésie.

 

En Résumé

 

LES POINTS FORTS

La complexité des personnages
La maitrise graphique
Mélancolique et poétique à souhait
Une oeuvre intime et personnelle

LES POINTS FAIBLES

-

 

5

Clyde Fans, on est fan !

Conclusion

Clyde Fans est sans doute l’œuvre d’une vie ; c’est en tout cas assurément la plus personnelle et aboutie de Seth. Une histoire sur le temps qui passe, sur les relations familiales traumatiques et complexes, sur la recherche de la paix intérieure et le bilan que l’on peut faire au crépuscule de nos vies. Un récit empreint d’une nostalgique beauté et d’une douce-amère poésie. Un bijou.